• Al-Andalus

        L’Andalousie musulmane ou al-Andalus est le théâtre pendant huit siècles (de 711 à 1492) de l’incroyable cohabitation de plusieurs mondes religieux, culturels et architecturaux totalement opposés : l’Islam et la chrétienté. L’empreinte laissée par les musulmans est immense.

    La population

    La population en al-Andalus était très variée. Elle se composait :

    - des Arabes , qui pénétrèrent dans la péninsule en deux vagues, la première au 8e s. et la seconde au 12e s. à l’époque almohade, et occupèrent toujours les fonctions de décision. Ils cherchaient à islamiser les autochtones, qui, pour cela, devaient prendre un nom arabe ;

    - des Berbères, venus d’Afrique du Nord avec les Arabes, qui travaillaient dans l’agriculture, l’élevage ou l’artisanat ;

    - des mozarabes , chrétiens arabisés qui demeurèrent sur leurs terres, fidèles à leur religion, après l’arrivée des musulmans. Pour pouvoir pratiquer la religion chrétienne, ils étaient soumis à l’impôt. Les Arabes les dénommèrent Nazaréens ( naara ) ;

    - des muwallads , chrétiens convertis à l’islam qui occupaient souvent de hauts postes. Au cours du 11e s., nombreux furent ceux qui truquèrent leur généalogie pour s’attribuer un lignage arabe, leur permettant ainsi de conserver une place privilégiée dans la société ;

    - des Juifs , qui étaient arrivés pour certains dès l’Antiquité en même temps que les Phéniciens et les Grecs. Très maltraités par les Wisigoths, ils se réjouirent de l’arrivée des musulmans et s’intégrèrent parfaitement dans la société islamique jusqu’à l’invasion almohade. Comme les chrétiens, ils purent continuer à pratiquer leur religion moyennant le paiement d’un impôt ; ils vivaient regroupés dans des enclaves, les juderías, à l’intérieur des villes. À la suite du décret de conversion ou d’expulsion dicté par le premier roi almohade, beaucoup rejoignirent d’autres communautés juives au Maghreb ou en Égypte. Les convertis qui demeuraient en al-Andalus devaient arborer des signes distinctifs comme le bonnet jaune et une ceinture spéciale.

      

    Ville ou campagne

     

    En ville

    La culture islamique éminemment urbaine favorisa le développement de grandes villes, comme Cordoue. Ces villes étaient équipées d’un réseau d’égouts et de divers services communaux dont l’éclairage urbain. Il y avait bien plus de commodités que dans les villes chrétiennes de cette époque.

    Parmi les traits spécifiques des villes en Espagne musulmane, signalons la médina ( al-Madinat) , le noyau initial fortifié de la ville, qui présentait un enchevêtrement de rues et de ruelles, conséquence d’une urbanisation totalement déréglementée. Dans les quartiers (harat) se regroupaient les artisans de même corporation ou les familles de même religion ( judería ou quartier juif et mozarabía ou quartier mozarabe). À l’intérieur de la médina se trouvaient des zocos (de l’arabe souk ) ou marchés, des bains publics ( hammam ), des mosquées , des auberges et même, dans certaines grandes villes, une université ou madraza .

    Autour de la médina s’étendaient les faubourgs (al-Rabad) , quartiers plus modernes qui, au fil du temps, allaient se fortifier. Le cimetière (maqbara) se dressait hors de l’enceinte près des chemins d’accès à la médina, et une grande esplanade (la sa’ría) faisait office de camp d’entraînement militaire (musalla) , de lieu de réunion (musara) pour la célébration de la fin du ramadan ou même de lieu de prière dans les petites villes. Après la Reconquête, ces esplanades servirent au battage du grain.

    Les autorités civiles et militaires ainsi que les troupes et leurs familles résidaient dans l ’alcazaba (al-Qasaba) , cette citadelle indépendante fortifiée et dotée de services propres.

     

     

    À la campagne 

    Aux environs des grandes villes s’étendaient des propriétés d’agrément du nom d’ almunias . Demeures luxueuses, dotées de jardins et de vergers, de pièces d’eau et de fontaines, leur beauté n’avait d’égale que celle des palais royaux. La plus célèbre était la propriété d’al-Rusafa, au nord-est de Cordoue.

    Si les souverains et les grands seigneurs possédaient d’immenses domaines cultivés par des journaliers, des cultivateurs et des éleveurs travaillaient leur propre terre. Ils vivaient regroupés dans des villages, les alquerías , en général défendus par un château et constitués de maisons, de dépendances, de terres de labour et de fermes. Les plus grands ensembles étaient entourés de fortifications et leur organisation communale s’apparentait à celle des villes.

     

     

    L’agriculture 

    Les techniques hydrauliques élaborées en al-Andalus modifièrent l’écosystème méditerranéen de l’Andalousie. Certaines de ces techniques datent de l’époque romaine, comme les norias fluviales, mais il faut attribuer aux habitants d’al-Andalus le mérite d’avoir su tirer l’eau du sous-sol et de l’avoir conduite par des canalisations qui irriguaient d’immenses étendues de cultures. L’influence des Arabes sur les techniques d’irrigation est mise en évidence par les mots espagnols d’origine arabe dans le domaine agricole : noria, acequia ou canal d’irrigation, alberca ou réservoir d’eau, aljibe ou citerne, azud ou roue hydraulique…

    De plus, les musulmans introduisirent les cultures en terrasses, les norias à traction animale ainsi qu’un système d’irrigation d’origine orientale qui consistait à forer des puits jusqu’à la localisation de la source ; les puits servaient ensuite à contrôler la pression de l’eau qui, en affleurant, était canalisée vers les zones désirées.

    La loi islamique régissait l’utilisation de l’eau, considérée comme un bien commun. La zabacequia organisait la distribution de l’eau. Chaque agriculteur avait le droit d’irriguer son champ en fonction de tranches horaires qui lui étaient attribuées.

    À côté des cultures traditionnelles (olivier, céréales, vigne) étaient apparues d’autres productions venues d’Orient, tels le riz, la grenade, le coton et le safran et des produits rares et coûteux à l’époque : épices, mûrier pour l’élevage des vers à soie. Les jardins potagers regorgeaient de produits de grande qualité souvent introduits par les Arabes comme l’aubergine, l’artichaut, l’endive et l’asperge. Les giroflées, les roses, le chèvrefeuille et le jasmin embaumaient les jardins.

     

    L’élevage

    Les habitants d’al-Andalus furent de grands éleveurs de bêtes de trait, de selle et de boucherie. Les chevaux andalous , héritiers des chevaux arabes, allaient devenir célèbres dans le monde entier. Pour répondre aux besoins de l’industrie du cuir, particulièrement florissante, on intensifia l’élevage des brebis, dont le nombre demeura constamment élevé.

     

     

    La défense du territoire

    Les habitants d’al-Andalus construisirent de nombreux édifices militaires tant pour se défendre que pour attaquer les chrétiens ou leurs propres coreligionnaires ; bon nombre d’entre eux sont toujours debout et ont été réutilisés après la Reconquête.

    Après l’alcazaba, la construction urbaine la plus typique était le château , surtout dans les villes frontalières. Il s’agissait généralement de solides forteresses orientées d’est en ouest, divisées en deux zones distinctes : l’ alcázar réservé aux représentants et organisé autour d’un patio central, et une grande esplanade où se dressaient les bâtiments destinés à la troupe ; dépendant d’un château principal, une série de forteresses de moindre importance communiquait en permanence avec des tours de guet .

    Les murailles étaient renforcées par des tours où logeait la garnison et par des créneaux dont le sommet était de forme pyramidale. À l’intérieur, on empruntait le chemin de ronde.

    Au 11e s., on vit apparaître les premières barbacanes , ouvrages défensifs situés devant les murailles, ainsi que les premières douves. Plus tard, à l’époque almohade, on commença à édifier des tours avancées (Torre del Oro de Séville), indépendantes de l’enceinte à laquelle elles étaient néanmoins reliées par un mur ou coracha .

    Au début, les portes des enceintes étaient renforcées par des plaques métalliques et du cuir. Lorsqu’au 11e s. on entreprit de les ouvrir entre des tours, on les protégea au moyen d’un pont-levis puis de mâchicoulis , petits ouvrages en saillie extérieure.

    Bien entendu, les techniques de construction varièrent au fil des siècles. Sous le califat de Cordoue, on utilisa surtout la pierre de taille, mais ensuite on préféra l’emploi du mortier de glaise, de sable, de chaux et de gravillon, plus résistant et fabriqué dans des moules puis badigeonné de couleur claire pour éblouir l’ennemi.

     

    La culture

    Pendant huit siècles, al-Andalus fut un important foyer culturel où s’épanouirent tant les sciences que les lettres.

    Les émirs, califes, et rois andalous résidaient dans de luxueux palais et favorisaient l’essor culturel. à la même époque, dans le reste de la péninsule, les souverains ne se préoccupaient que de guerre et vivaient souvent comme des rustres.

     

    Sages, poètes et philosophes…

    Scientifiques, philosophes, poètes et artistes travaillaient en étroite collaboration avec la Cour, dans de grandes bibliothèques comme celle d’Al-Hacam II à Cordoue qui comportait jusqu’à 300 000 volumes, ou dans les madrazas (universités) créées à cet effet.

    À partir du 11e s., l’arabe fut la langue dominante sur tout le territoire. Chrétiens et Juifs conservaient leurs propres langues mais utilisaient l’arabe dans la vie quotidienne ou dans les travaux scientifiques et littéraires. Les échanges culturels avec d’autres terres étaient permanents, que ce soit avec l’Islam oriental – lors des voyages à La Mecque – ou les régions du nord de l’Afrique aux époques almoravide et almohade.

    Rappelons que la philosophie grecque, en particulier la pensée d’Aristote, ne nous serait pas parvenue sans Averroès (Ibn Rusd), héritier de la pensée d’Avicenne. Ce célèbre Cordouan (1126-1198), qui fut cadi de Séville et de Cordoue et même médecin de la Cour, se fonda sur les textes des penseurs grecs pour élaborer sa philosophie propre d’après les hypothèses de la religion islamique. Médecin, musicien, astronome, mathématicien et poète, Averroès fut la personnalité la plus complète de la culture andalouse de cette époque.

    La plupart de ces connaissances, très appréciées dans le monde occidental à la Renaissance et même par la suite, furent conservées grâce à l’immense travail d’ Alphonse X dit Alphonse le Sage, roi de Castille et de León de 1254 à 1284. Avec l’aide des mozarabes et des Juifs, ce monarque chrétien fit copier et corriger les manuscrits arabes récupérés à la suite de ses propres conquêtes et de celles de son père, saint Ferdinand III.

     

     

    Les sciences

    Les sages andalous ne négligeaient aucun aspect des sciences. Les alchimistes se penchèrent sur le comportement des corps métalliques et leur évolution ; les agronomes écrivirent de nombreux traités d’agriculture et insérèrent des chapitres sur l’élevage des pigeons voyageurs, qui étaient le moyen de communication le plus rapide et le plus efficace à l’époque ; les naturalistes créèrent des parcs zoologiques peuplés d’espèces inconnues, et les mathématiciens comme Avempace, qui fut également un grand astronome, furent particulièrement brillants en trigonométrie.

    La médecine atteignit un niveau étonnant pour l’époque et compta de grands spécialistes qui regroupèrent toutes leurs connaissances dans des encyclopédies. Nous savons ainsi qu’ils étaient capables de réaliser des opérations chirurgicales d’une extrême complexité et connaissaient déjà des maladies comme l’hémophilie. Le médecin le plus célèbre de son temps fut Averroès , grand philosophe par ailleurs ; citons également les cinq générations de la famille Avenzoar et surtout le Juif Maimonide (1135-1204), qui doit sa célébrité à ses connaissances médicales et philosophiques. Son Guide des égarés , dans lequel il établit une conciliation entre la foi et la raison, influenca Juifs et musulmans mais également les penseurs chrétiens, comme saint Thomas d’Aquin.

    La médecine était étroitement liée à la botanique , domaine dans lequel les Andalous étaient très avancés : Ibn al-Baytar, originaire de Málaga, répertoria 1 400 médicaments d’origine végétale et minérale. Son ouvrage ne fut pas sans exercer une grande influence à la Renaissance.

    Toutes ces connaissances scientifiques se traduisirent par des inventions révolutionnaires en leur temps : les astrolabes et les quadrants nécessaires à la navigation, les systèmes de refroidissement, les jeux de lumière obtenus grâce à de petites piles de mercure, les pendules anaphoriques (mues par l’eau) – très utiles pour fixer les heures de prière – et même les jouets mécaniques. On adopta également les techniques chinoises de production du papier, qui commença à être fabriqué à Cordoue au 10e s., et les chiffres arabes firent leur apparition dans la péninsule ; étymologiquement, les mots « guarismo » (chiffre arabe) et « algorithme » sont dérivés du nom du mathématicien Al-Juwarizmi.

     

     

    Les lettres

    Dans le domaine de la littérature, la poésie fut beaucoup plus développée que la prose. Les auteurs arabes improvisaient, composant des poésies à haute voix, et imposaient souvent à leurs esclaves d’apprendre leurs poèmes par cœur afin de les vendre plus cher.

    Au début, les casidas , poésies arabes classiques, à une rime, étaient divisées en trois parties : l’évocation de l’être aimé, la description du voyage et l’éloge du destinataire. À la fin du 9e s., un poète de Cabra inventa le muwashshah , dont une partie était écrite en arabe classique et l’autre en roman (kharja) . Les kharjas dans les muwashshahs arabes sont les expressions les plus anciennes de la poésie lyrique européenne. Le zejel , sans doute créé par Ibn Baja, connu sous le nom d’ Avempace , fut un autre type de composition poétique assez fréquent en al-Andalus. C’était un récit narratif écrit en langue vulgaire.

    Abbad Ier , roi de Séville à l’époque des royaumes de taifas , fut l’un des plus grands poètes de l’Espagne musulmane, mais le plus apprécié fut le Cordouan Ibn Zaydun, qui était épris de Wallada, princesse et poétesse omeyyade.

    Dans le domaine de la prose, l’ouvrage le plus important sous le califat fut El collar único , d’Abd al-Rabbini, également auteur de nombreux ouvrages épistolaires. Cependant, l’écrivain le plus connu de nos jours est le jurisconsulte polygraphe Ibn Hazm , dont l’ouvrage El collar de la paloma sobre el amor y los amantes (« Le Collier de la colombe sur l’amour et les amants ») a été traduit dans de nombreuses langues. Il y raconte diverses aventures amoureuses à la cour de Cordoue, dont l’épilogue est toujours moralisateur. Au 14e s., le poète le plus célèbre fut Ibn Zamrak , dont les vers furent gravés sur les murs de l’Alhambra.